1935 : Paul Schmitt MECRU (mécanicien de route)

Ce n’était pas acquis tout de suite. Automne 1931, sortant de cette année de formation parisienne à l’École des Travaux publics, je retrouvais le dépôt de Thionville et la maison familiale, grand’rue à Basse-Yutz. Ainsi que mon rang de chauffeur de route. Je retrouvais mon affectation sur les locomotives-tender 232-C. Ces machines tender assuraient à l’époque les trains de banlieue de la métropole de fer qu’était la ville de Thionville, c’est à dire la ligne Thionville-Hagondange-Algrange et Audin-le-Tiche.
Ce service était remarquable par sa monotonie. On y transportait quotidiennement les ouvriers qui faisaient tourner, en 3×8, la métallurgie lorraine dans le triangle Thionville-Hagondange-Maizières-Asserville-Jœuf-Audun-le-Tiche et Audun-le-Roman. La richesse de toute la région, à cette époque.
Comme chauffeur de route, on m’avait adjoint à un mécanicien âgé, proche de la retraite, comme le voulait alors le système. Il se nommait Weyrich, ressortissant sarrois naturalisé Français, grâce à son mariage avec une Lorraine. Cet individu n’avait rien à m’apprendre, mais il eut tôt fait de me prendre pour son valet. « Paul, bisch du soweit ? » était sa façon de se présenter au travail, alors que « Paul » était déjà à pied d’œuvre depuis une bonne heure et avait graissé et bichonné l’engin. On nous payait pour 55 minutes de préparation avant la sortie de la locomotive du dépôt et la machine brillait ainsi, grâce à moi, comme un sou neuf. Cette assiduité à l’entretien me valut bientôt le sobriquet de « Salon-Heizer » (chauffeur de salon). J’avais déjà vérifié tout ce qui se trouvait entre les tampons, en lieu et place du mécanicien, ce qui fait que ce dernier se désintéressa bientôt complètement de toute la procédure. Il ne descendit plus voir ce qui se passait en dessous de la machine, comme c’était pourtant son devoir, se fiant à moi seul pour toute la vérification indispensable à la sécurité de « ses » voyageurs. Il se contentait de grimper sur son siège pour sortir du dépôt de Thionville et, après le départ de la gare, venait s’assoir sur « mon » siège, se contentant de fumer une grosse pipe et de griller ainsi ses 50 grammes de tabac gris quotidiens. Conclusion : « Paul » prit chaque jour le manche de la locomotive et fit le travail du chauffeur et du mécanicien en même temps.
À ce stade du récit, il convient tout de même de reconnaître au sieur Weyrich un fait positif – un seul – à mettre à son crédit. Sans doute était-il ce qu’on appelait alors un « Schwoob » (surnom péjoratif donné en dialecte régional aux Allemands) de la pire espèce. Il ne s’en défendait pas, du reste, bien au contraire : « Alle Sarreländer sind Hallunken. Ich weiss es, denn ich bin einer. » (Tous les Sarrois sont des fripouilles. Je le sais, car j’en suis un !. Mais cela dit, il m’a permis d’acquérir une pratique que l’on ne maîtrise habituellement qu’après une longue période d’apprentissage : celle de la traduction et, qui plus est, de la traduction simultanée.
« Paul, hol mir die Zeitung » était la rengaine quotidienne et Paul d’aller chercher au kiosque « LE JOURNAL », quotidien parisien très en vogue, avec en poche une pièce trouée de 5 Francs donnée par le sieur Weyrich. J’en effectuais alors la lecture traduite en allemand pour le Sarrois dudit journal, durant les longues heures d’attente imposées par les trois trajets journaliers de la ligne Thionville-Hayange-Algrange-Audun-le-Tiche. Je lui faisais cette lecture-traduction de tout le journal, petites annonces comprises. Une vraie formation sur le tas qui me servirait plus tard. Notamment en 1942, lorsque la Guerre m’imposerait de devenir interprète entre la SNCF et la Deutsche Eisenbahnbetriebsdirektion, rue d’Alsace, à Paris. Là m’est venu un compliment de la part de l’Oberreichsbahnrat Gædicke, à l’issue d’une conférence entre responsables des deux côtés : « Herr Schmitt, Sie sind ein lebendiges Worterbuch ! » (Monsieur Schmitt, vous êtes un dictionnaire vivant !).

Mais revenons à Weyrich. Une anecdote résume parfaitement la mentalité du personnage. Lors d’une remorque de train de voyageurs, toujours sur la même ligne, je dus user du freinage d’urgence entre Boulange et Fontoy. Une vache inconsciente du danger, s’obstinait à traîner sur les rails de la voie unique. Je continuais à glisser à marche très lente vers l’animal et, celui-ci, au lieu de s’écarter devant l’imposante machine à vapeur, ne faisait que sautiller de guingois devant les tampons. Je finis par arrêter la machine, à sauter sur le ballast, une pelle à la main, pour chasser la pauvre bête vers le pré en contrebas.
Bien entendu, l’incident, comme le retard en résultant, fut porté au compte du propriétaire de l’animal et du pacage voisin du rail. Il y avait une récompense pour le mécanicien ayant évité l’accident par sa vigilance. Mais il y avait aussi une amende pour le mécanicien ayant omis de signaler l’incident sur le « bulletin de traction ». Que croyez-vous qu’il advint ? Weyrich se dépêcha d’empocher la récompense et me laissa payer de ma poche l’amende en question… Rien à redire : c’était le système qui voulait cela.

Hélas pour le sieur Weyrich, cette situation bien commode ne pouvait pas durer. Un beau jour de la fin février 1934, le quidam se présente au guichet du PC et s’entend dire : « À partir de demain, vous aurez un autre chauffeur. Schmitt est nommé mécanicien au dépôt de Strasbourg. Réaction de l’intéressé : « Und ich bleib’ daheim  » (Et je reste à la maison) Je prends ma retraite. Je ne recommencerai plus avec un autre chauffeur.
C’est ainsi que j’appris ma nomination officielle en tant que mécanicien et ma mutation sur les Pacific.