Ayant opté pour le métier de mon père, je l’imitai une fois encore en adoptant « son » arme : la marine. Je l’avais tellement entendu parler de la mer, cette mer que je n’avais jamais eu l’occasion d’imaginer autrement que par les récits entousiastes dont cet ancien marin nous avait gratifiés, durant des années ! De même, l’avais-je tant entendu vanter la marine, ses servitudes et ses fiertés. Je décidais donc de le suivre dans cette voie.
Croiseur Thionville en 1923
En octobre 1922, un groupe de huit jeunes gens de la région de Thionville prenait le train pour la Méditerranée, terminus Toulon. Il faut dire que le voyage était toute une affaire, en ce temps là. Il ne durait pas moins de 28 heures ! Au bout d’un tel périple, apercevoir la mer près de Marseille fut un réel événement. Mais l’accueil en gare de Toulon, par contre, fut nettement moins mémorable. Qu’on imagine un commando de fusillers marins fouillant sans ménagement nos baluchons, à la recherche d’alcools forts, dont l’introduction à bord était rigoureusement interdite. C’est ce qui s’appelle cueillir à froid ! Je me souviens encore de ce « fouilleur », qui crut malin de confisquer pour son propre compte une flasque d’eau de vie trouvée dans le baluchon d’un des pauvres bougres que nous étions sur ce quai de gare. Il se fit prendre lui-même par un gradé. Plus tard, durant les quelques semaines de notre formation en tant que fusillers dans une caserne de Toulon, nous le voyions chaque jour, poussant devant lui dans la cour une charrette ramasse-ordures. Tel est pris qui croyait prendre, en quelque sorte…
Loin de me laisser de mauvais souvenirs, ces trois mois de classes dans la marine sont restés dans ma mémoire comme une période plutôt heureuse. Pensez : un gars du Nord-est qui découvre le plaisir de lézarder sur une rocaille, le jour de l’an. Ou bien encore, au moment des repas de fêtes de fin d’année, découvrir les saveurs des olives, du camembert, ou du fameux « pinard »… Il y avait aussi, bien sûr, la partie « marine » de cette formation. C’étaient école de voile, aviron, apprentissage des noeuds, des signaux par drapeaux, du morse… Bref : tout un monde à découvrir. La nuit, nous dormions dans des hamacs. Quand je dis : nous dormions, ce fut vrai quand, enfin, ces satanés engins daignèrent ne plus se retourner sous nos fesses à peine posées, pour nous éjecter directement à terre ! Et là, se situe un épisode : celui des rats. Après quelques semaines de caserne, arrivait un nouveau contingent. On nous déménagea par conséquent pour faire de la place et nous couchâmes dès lors dans un vieux rafiot amarré à l’intérieur de l’arsenal. Je couchai pour la première fois de ma vie à bord de ce qu’il fallait bien appeler un navire : le Bin-Hoâ, nom cher à Pierre Loti. Mais, le rafiot en question devait m’être beaucoup moins cher, lorsqu’au premier réveil qui suivit, je constatai l’ampleur des dégâts. Les rats s’étaient attaqués sans aucune vergogne à tout ce qui avait été laissé à leur portée. Et on imagine bien que tout le monde s’était bien gardé de mettre en garde la « bleusaille » que nous étions. Mon sac marin avait été apparemment épargné, placé qu’il était dans un casier au dessus du sol. Mais au-dessus du sac, la boule de pain que j’avais disposée en prévision du réveil, était réduite à l’état de croûte… fort artistiquement creusée, d’ailleurs, par un rongeur sans doute un peu délicat. Mais ce n’était pas tout. Les sales bêtes ne s’étaient pas contentées du pain. Elles avaient aussi attaqué les chaussures militaires toutes neuves que j’avais attachées par les lacets, sur les côtés du sac. Le lard sur la tartine, en quelque sorte. Et pendans les dix huit mois que devait durer mon service à la marine, je devais maudire plus d’une fois ces satanées bestioles : devant, comme tout marin payer sur ses propres deniers ses effets militaires, le marin Paul Schmitt dut se contenter de chaussures de travail pour le restant de son séjour militaire.
Janvier 1923. Après avoir passé avec succès mon examen de tourneur à l’arsenal de Toulon, j’embarquais avec une dizaine d’autres compatriotes alsaciens à bord du croiseur… Thionville. Hasard heureux, pour l’habitant de Basse-Yutz que j’étais depuis peu. Ce bâtiment était en fait l’ancien Novara, remis par l’Autriche à la France au titre de dommage de guerre. Il avait été « reconditionné » en navire français, après avoir été commandé durant tout le conflit par un certain contre-amiral Miklos Horthy, qui devait faire parler de lui par la suite… Il faut dire que nous fûmes bien accueillis, et on donna immédiatement à chacun ses responsabilités. Toutes les machines et installations à bord étant légendées en langue allemande, je pus rapidement jouer les traducteurs, en plus de mes attributions de seul tourneur à bord, ainsi que de mécanicien de la pinasse à vapeur du bord (petite embarcation servant de navette entre le port et le navire). Le chef mécanicien de bord eut tôt fait de jauger les capacités de chacun. Il advint ainsi qu’une avarie survienne sur un condensateur, pièce essentielle sur un croiseur à vapeur. Ce condensateur, traversé par quelques 800 tubes véhiculant l’eau de refroidissement, devait être réparé de toute urgence. C’est à l’atelier du bord, naturellement, que revint la tâche de colmater 450 de ces tubes, en une petite journée de dix heures de travail acharné. Et le matelot tourneur Paul Schmitt de devenir pour l’occasion le centre d’un balai infernal, entre son tour, installé au centre du faux-pont et l’atelier, distant de 80 mètres environ. J’étais chargé de confectionner à la chaîne 450 bouchons filetés. Sitôt tombé du tour, chaque bouchon terminé était happé par un ouvrier qui le portait en courant à l’atelier où le bouchon était entaillé d’une profonde saignée destinée à guider un gros tournevis chargé de le forcer dans son orifice. Le travail fut mené rondement et dans un temps record. Ce qui valut à notre équipe d’être citée par le chef mécanicien et même par le commandant en personne, le soir, devant tout l’équipage. J’étais bientôt mûr pour l’examen de quartier-maître mécanicien, dont je passais les épreuves à bord du cuirassé La Marseillaise.
Croiseur cuirassé « La Marseillaise » (1923)
Un jour, le Commandant Devin me fit appeler chez lui, dans son bureau pour me présenter les avantages de la carrière d’officier mécanicien. Ceux-ci étaient couramment recrutés dans les rangs des appelés à cette époque, avant d’être formés à l’école navale de Bordeaux. Mon père m’encouragea par écrit à accepter cette proposition et embrasser la carrière militaire. Mais je n’étais pas très chaud. Le milieu ambiant à bord n’était pas très relevé et cette perspective ne m’enthousiasmait guère. Bref, je déclinai l’offre qui m’avait été faite et je quittai le croiseur Thionville le 6 mai 1924. J’avais été loin d’être malheureux à bord, estimé que j’étais par mes supérieurs. Ceux-ci devaient du reste me délivrer un certificat plutôt flatteur que j’ai conservé. Il y est écrit : « Conduite exemplaire, ouvrier adroit et intelligent et sujet recommandable à tous points de vue. »
Les camarades restés à bord lors du départ de ceux de ma classe n’en revenaient pas. Ils avaient parié à 100 contre un que Paul Schmitt rempilerait comme « fayot ». Mais la page était définitivement tournée et je regagnai Basse-Yutz pour retrouver « mon » atelier et « mon » tour.