Entrée dans l’ascenseur social

Une entrevue déterminante.
Le fameux jour J, je me suis donc présenté au bureau messin de l’omnicraint Ingénieur principal Pètre, que je n’avais jamais rencontré jusqu’ici.
Durant une heure d’horloge, ce fut un roulement ininterrompu de questions sur mes antécédents, ma famille, mes relations. Puis, changement brusque de tactique : « Connaissez-vous la formule du triangle, celle du cercle… » Les questions s’enchaînèrent alors, histoire de vérifier mes connaissances théoriques sur la géométrie. Je les énumérai, tout en traduisant mentalement ce que j’avais appris par cœur… en langue allemande. Il faut dire qu’au moment où j’écris ces lignes, près de soixante dix ans plus tard, je continue à calculer mentalement en dialecte, tant ma langue maternelle est restée prégnante dans mon subconscient.
Pendant cet interrogatoire, Monsieur Pètre notait mes réponses, tout en les soulignant à mi-voix. Brusquement, il me tendit une feuille de papier : « Construisez un demi-cercle sur l’hypoténuse d’un triangle isocèle dont deux côtés mesurent chacun 8 cm.
Je n’avais pas à chercher longtemps. Je connaissais le théorème de Pythagore établissant le rapport entre l’hypoténuse et les carrés des deux autres côtés d’un triangle rectangle. Je me mis donc à calculer la racine carrée de la fameuse hypoténuse, base de mon triangle à la fois rectangle et isocèle. Mon examinateur du moment me prit la feuille des mains en souriant : « Bien ! ». Ce qu’il ne savait pas, c’est que si ce théorème était bien le rare qui m’était connu, c’est que le nom de Pythagore était inscrit en lettres dorées sur la boîte à compas qui m’avait été offert en cadeau à Noël 1918. Curieux de nature, je n’avais pas manqué de chercher plus loin qui était ce Grec pour mériter de voir son nom orner ainsi ce précieux coffret…

Mon premier ordre de mission.
Quinze jours plus tard, je recevais une convocation m’enjoignant de me mettre en route pour l’École des Travaux publics de Paris pour l’année scolaire 1930/1931. J’étais célibataire, âgé de 28 ans. Je me mettais en route avec à la fois enthousiasme et appréhension. Il y avait de quoi, car cette année fut dure, voire inhumaine pour quelqu’un dont les derniers contacts avec l’enseignement s’étaient faits uniquement par écrit et par correspondance avec cette même École des Travaux publics. À partir de cet instant, tous mes réflexes linguistiques allaient devoir se reformer complètement, en même temps que j’aurais à ingurgiter de nouvelles connaissances techniques et scientifiques. Ceci, sans le secours de ma langue maternelle.
Néanmoins, la chance allait continuer de me sourire. Un autre Alsacien, Edmond Meyer, était mon voisin de table. Lui, c’était un as en mathématiques, mais un cancre pour le français. L’échange de bons procédés allait de soi : durant l’année entière, je luis soufflais des « Aufsatz » en français dont ma tête était farcie, pendant que lui me distillait des cours particuliers en mathématique et en sciences. Je dois reconnaître que je lui dois plus qu’à mes professeurs officiels.
Restait les « colles », où j’étais seul pour trouver les réponses. Mais la chance – ou le ciel – continuait de me poursuivre. Un exemple : en résistance des matériaux, nous avions pas moins de 1400 questions à préparer. Lors de l’interrogation, une pyramide de petits papiers soigneusement pliés séparent l’examinateur et l’apprenant. Une profonde inspiration, un regard vers le plafond et je tire le papier. Je le déplie et découvre une des deux ou trois formules que je connaissais réellement, alors que j’aurais pu tomber sur des centaines d’autres questions dont j’ignorais complètement les réponses. Résultat : 17/20.
Un autre exemple : la « colle traction ». C’est Monsieur Pincemaille – dit Fifrelin – qui interroge. En dehors des cours, nous logeons par douze cheminots à l’hôtel Laplace, en banlieue sud de Paris. Presque tous mes voisins de chambres sont mariés. Le soir, nous échangeons naturellement nos expériences et nos connaissances, avant de goûter au repos bien mérité. Parmi eux, un certain Dupont, un original qui ne faisait rien comme tout le monde. Un soir, je le vois étudier sur un coin de table un problème de régulateur de pression. Il dessine une coupe ressemblant vaguement à une pipe à tabac. Je ris et le moque gentiment, puis oublie complètement le dessin. Or, durant cette colle, voilà Monsieur Pincemaille qui, seul parmi les vingt tractionnaires, m’interroge précisément sur ce régulateur de pression. Ni une ni deux, en quelques traits je lui dessine la pipe à Dupont. Résultat : 19/20. Et Dupont de persiffler : « Schmitt est le roi de la traction ! »…
Quoiqu’il en soit, sur le dernier bulletin trimestriel, devait figurer la moyenne générale pour l’année de 15,85/20. Diplôme en poche, je pouvais rentrer serein et fier dans mon Alsace natale. Une nouvelle étape de ma carrière professionnelle allait commencer.