Une scolarité heureuse et fertile

Durant trois années, je traversais chaque jour le fameux « üsserrechel », le quartier extérieur de Bischwiller, puis la rue des Tisserands, pour rejoindre la maternelle où régnait Sœur Marie-Odile.

Celle-ci trônait au milieu de 30 à 40 bambins, essayant tant bien que mal de les maintenir assis sur des gradins en escalier. La rangée la plus haute se situait environ à 3 mètres au-dessus du sol. Bien entendu, garçons et filles étaient séparés, comme il se doit, par une travée centrale. La Sœur et les deux aides que lui avait attribuées la ville passaient leurs journées à grimper quatre à quatre ces marches redoutables pour atteindre les petits. Lesdites aides, entre autres, avaient pour mission de remédier, pelle à sable et torchon à la main, aux petits « accidents » qui arrivaient de temps en temps à ces bambins de trois à cinq ans. Ma sœur Louise fut une de ces deux aides, entre 1910 et 1918.

Je me souviens encore des chansonnettes que nous apprenions alors : « O lieber Osterhaas / Leg Eier in das grüne Grass / Viel Eier, gelb und rot / Die essen wir mit Salz und Brot. » (« Cher lapin de Pâques, dépose tes œufs dans le vert gazon. Plein d’œufs, jaunes et rouges, que nous mangerons avec du sel et du pain. ») Ou bien encore : « Ihr lieben Kinder, was könnt ihr spielen ? / – Ich kann spielen auf der Bassgeig / Haarum, haarum, ist die Bassgeig ! », etc. (« Les enfants, de quel instrument savez-vous jouer ? – Je sais jouer de la contrebasse – haarum, haarum, fait la contrebasse ! », etc). Même ma sœur fut mise à contribution, elle qui préparait à l’époque le concours d’entrée au conservatoire de Strasbourg. Elle dut composer une chansonnette pour les soldats (allemands) partant à la guerre en 1914 : « Mein Vater ist im Krieg / Muss kämpfen für den Sieg / Als Landsturmmann zog er ins Feld / Und kämpft als tapferer Held. » (« Mon père est à la guerre / Il combat pour la victoire / Il est parti comme simple soldat / et se bat comme un héros. »).

Un autre souvenir me vient à la mémoire. Je me vois, dans le bureau de Sœur Marie-Odile, en compagnie d’une autre sœur, m’ayant fait appeler pour me présenter à Sœur Marie-Catherine, la supérieure en visite à notre école. Et moi, de déchiffrer devant ces trois religieuses des mots et des phrases entières tirées du journal local. J’avais à peine cinq ans. C’était ma plus grande joie que d’aller à l’école. On m’aimait bien. Sœur Marie-Odile aurait tant voulu que j’entre au petit séminaire pour embrasser la carrière d’homme d’église ! Je me souviens comme elle me coinçait littéralement durant les récréations pour de longs conciliabules, alors que je mourais d’envie, moi, d’aller rejoindre les autres enfants de ma classe dans la cour, pour jouer et courir avec eux… C’est que ma chère institutrice vivait dans une maison située tout à côté de la nôtre, rue des Serruriers. Les sœurs étaient en effet locataires de la maison voisine, côté route. Et comme la fenêtre de sa chambre se situait juste au-dessus de notre cour, elle avait de fait un droit de regard sur notre vie familiale. Et droit d’intervention aussi, d’ailleurs. Combien de fois l’ai-je entendue m’interpeller depuis sa fenêtre : « Alors, Booli ! (Comme elle était haut-rhinoise, elle utilisait le diminutif de Paul usité au sud de l’Alsace) Qu’as-tu encore fait ? » On imagine bien qu’avec un tel encadrement, j’avais intérêt à filer droit !…

Sans compter que, plus tard encore, elle devait continuer à veiller sur ma formation, en tant que professeur particulier : je la revois encore, dans la lingerie de la petite communauté – à l’odeur si particulière et, pour moi, inoubliable ! – m’initiant aux particularités phonétiques de la langue française : le « an », le « on » ou encore le « un », ces diphtongues inconnues de la langue de Gœthe. Évidemment, avec un tel entraînement, j’y réussissais assez bien. Mais ce n’était pas le cas de tout le monde : ainsi la pauvre Marie Pflumio qui, prononçant à l’alsacienne « La châââber est sôber » (au lieu de « la chambre est sombre ») s’attirait un retentissant « Oh, esch dess wiescht ! » (Oh, que c’est laid ! ») de la part de la douce Sœur.

Plus tard encore, je continuais d’être sous la perpétuelle surveillance de mes éducateurs. Après avoir fait mes armes comme enfant de chœur auprès de notre paroisse catholique, je fus bientôt recruté comme choriste par Monsieur Schütz (le Lehrer Schütz), mon instituteur, qui était aussi organiste et ami personnel de mon père. Et de me retrouver chaque semaine, en haut de la tribune, tout à côté de l’organiste, seul choriste à chanter le service des messes pour les morts, avant de regagner l’école, aux côtés de l’instituteur. Entre instituteur et sœurs catholiques, comment aurais-je pu filer autrement que tout droit ?… Mais, bien loin de m’en plaindre, j’en tirais au contraire un motif de fierté. Je devais devenir bientôt le commissionnaire attitré de nos voisines, les sœurs. Pour un oui ou pour un non apparaissait à une fenêtre la halette blanche d’une des sœurs de la communauté pour me hêler. Ah, cette coiffe blanche des religieuses de la Divine Providence ! Elle relevait directement du folklore immortalisé par Hansi dans l’imagerie populaire alsacienne. Disparue aujourd’hui depuis une ordonnance du Vatican, pour être remplacée par une coiffe beaucoup moins voyante, elle reste pourtant inoubliable pour les gens de ma génération.

En 1909, j’entrais en classe de 7ème chez l’instituteur, Monsieur Friess, très âgé déjà et ayant le rang d’Oberlehrer. L’école catholique de Bischwiller était de construction récente et comportait deux étages. Chaque matin, l’entrée en classe faisait l’objet d’un cérémonial immuable. Nous nous mettions en rang, par deux ou par quatre, dans un silence absolu. Les maîtres avaient évidemment un droit officiel d’user de châtiments corporels, si besoin était. Et le besoin s’en faisait apparemment souvent sentir ! Je pense en particulier au Lehrer Victor Heintz, qui ne se privait pas de ce moyen d’éduquer ses élèves. C’est lui qui fut chargé de ma formation en 4ème et en 3ème, entre l’âge de 10 et de 12 ans. Cet homme avait l’aimable habitude d’ordonner « Bück dich ! », ou, autrement dit, de présenter son fessier à sa main experte, pour subir la « Schlag » – châtiment mérité ou bien simplement destiné à soulager son humeur, qu’il avait souvent chagrine.

Mais je ne voudrais pas laisser de mon maître d’alors la seule image d’un bourreau sévère et injuste. Cet instituteur ne me détestait absolument pas, bien au contraire. La seule occasion dont je me souvienne où je le vis tiquer réellement, c’est lorsque notre père me fit donner des leçons de français, ce qui semblait visiblement ne pas avoir l’heur de lui plaire. Et pourtant, c’était lui qui avait suggéré à Papa de me faire entrer au collège, en déclarant : « C’est vraiment dommage que Paul perde son temps à l’école communale ». Mais il s’attira une réponse négative d’un père de famille profondément épris de justice : « J’ai déjà trois enfants qui gagnent leur pain en travaillant. Je serais injuste vis à vis d’eux. »

Grâce au Lehrer Heintz, je me découvris bientôt des dispositions pour composer des « Aufsatz », sortes de petites compositions littéraires qui recueillaient invariablement son approbation et me valaient les meilleures notes de la classe. Je me souviens qu’un jour de mai, un couple d’hirondelles avaient profité de ce que notre école à étage disposât de vasistas basculant, ouverts en permanence pour aérer la classe, pour venir nicher au creux d’une poutrelle située au-dessus de nos têtes. Et le maître, émerveillé, de nous communiquer sa joie d’accueillir dans sa classe ces charmants messagers du printemps. « Schmitt, tu vas nous écrire un petit « Aufsatz » sur cette si belle famille d’hirondelles ! » Aussitôt dit, aussitôt fait. Et mon maître de conclure : « Tu iras porter ce texte au Bischwiller Wochenblatt. », autrement dit, au journal local. Anecdote prémonitoire pour celui qui allait finir sa carrière professionnelle comme journaliste à Sarrebourg ? Peut-être. Mais toujours est-il qu’on peut imaginer la joie et la fierté familiales : Paul a écrit dans le journal ! J’avais alors 10 ans. Sans doute à sa façon, ce maître a-t-il favorisé mes prédispositions à l’écriture et posé des jalons pour toute ma vie à venir. Une autre anecdote du même genre me revient à l’esprit. Je le revois, lisant devant nous une revue professionnelle, la Deutsche Lehrerbund. Sur la couverture du numéro en question, une illustration allégorique, pleine page. Que l’on imagine un jouvenceau, éphèbe couronné de fleurs, jouant du violon à grands coups d’archet euphoriques et foulant aux pieds, comme il se doit, un gazon abondamment recouvert de primevères et de pâquerettes. Tout autour de lui, l’air ambiant vibre du vol des papillons et des oiseaux. Bref, la parfaite allégorie du printemps nouveau. « Schmitt, tu vas m’écrire ce que t’inspire cette image. » Sans mot dire, tout appliqué à la tâche, je remplis les deux faces de mon ardoise, côté lignes et côté quadrillage (il faut rappeler qu’en ce temps-là, les cahiers coûtaient cher et étaient réservés aux dictées). Je suppose que le résultat devait être au goût du maître, puisqu’il m’envoya chez les « grands », élèves des classes supérieures. Et Monsieur Schütz, leur instituteur, de me faire lire mon texte à ces garnements, qui, à la dérobée, ne se privèrent pas, bien entendu, de me montrer le poing. Puis, sur injonction dudit instituteur, je traversais la rue pour aller chez son collègue de l’école protestante, pour recommencer ma lecture. En passant devant l’école maternelle, je ne résistais pas à la fierté bien compréhensible de le lire aussi devant Sœur Marie-Odile, qui, elle aussi, me le fit déclamer devant la classe des grandes filles. À la longue, le texte était tout effacé, et je dus repasser à la craie plusieurs fois pour le rendre lisible à nouveau…

Ainsi allaient les choses, dans notre école communale. Victor Heintz, alsacien de souche, était originaire de Riedseltz, près de Wissembourg. En 1910, notre classe a fait, sous sa conduite, une excursion sur les champs de bataille de la guerre de 1870, près de son lieu de naissance. Au moment du casse-croûte tiré du sac, nous allâmes nous abriter dans la cour de la ferme des parents Heintz. Pour les remercier de leur accueil, nous avons formé le cercle au milieu de la cour, en chantant « Der Doktor Eisenbart », une chanson qui comportait pas moins de vingt couplets. Et, bien entendu, ce fut à moi que revint le rôle de chanter tous ces couplets, placé au milieu du cercle, pendant que la ronde tournoyant autour de moi reprenait le refrain.

Vingt cinq ans plus tard, en 1935, j’étais devenu entretemps mécanicien aux Chemins de fer, attaché au dépôt des locomotives à vapeur de la ligne Bâle-Luxembourg. Je conduisais alors une « Pacific », à la tête de convois de marchandises comme de voyageurs. Or, ces machines regagnaient régulièrement leur dépôt pour y être décrassées, entretenues et regarnies de charbon. C’était là le rôle des manœuvres, spécialement affectés à ces tâches de maintenance. L’un d’eux, originaire de Herrlisheim, racontant facilement sa vie, me révéla que son voisin n’était autre qu’un certain Victor Heintz, ancien instituteur. Bien entendu, je le chargeais immédiatement de lui transmettre mon plus chaleureux salut. Hélas, le fil ne put se renouer, faute de temps, et ce, malgré l’invitation non moins chaleureuse qui me fut faite par l’intéressé de me rendre à Herrlisheim pour lui rendre visite. Je ne savais pas alors que j’aurais encore une fois de ses nouvelles. De bien mauvaises nouvelles. Encore un saut dans le temps : nous voici au début 1945, toujours en guerre pour quelques mois. Je suis chef de dépôt à Saverne. Je suis en mission, venu de Paris pour remettre de l’ordre dans l’organisation de ce coin d’Alsace, au pied des Vosges et de la Lorraine toute proche. J’y vis en célibataire, ayant laissé toute ma petite famille au Perreux, dans la région parisienne. Petite famille qui vit, tant bien que mal au milieu de la disette ambiante. On comprend bien que mon souci majeur est alors de me procurer coûte que coûte le ravitaillement qui permettra, de retour à Paris, d’y apporter de quoi subsister pour tout mon petit monde. La solution pour moi consiste à échanger contre bas de soie, chapeaux de velours et autres frivolités de dames, tout ce qui peut se manger : lard, beurre, saucisses… Parmi les trophées acquis par ce troc, je trouve un beau morceau de poitrine de porc, soigneusement emballé dans du papier journal. Il s’agit du quotidien bilingue « l’Alsace ». Entre les taches de gras qui maculent la feuille, je distingue un entrefilet titré « Deux ans de prison pour un retraité de Herrlisheim ». J’y découvre le nom de Victor Heintz et, dans l’article, je découvre qu’il a été emprisonné pour avoir, durant l’occupation allemande, appartenu au « SD » allemand (Sicherheit Dienst, ou service secret). Par la suite, je devais encore apprendre qu’il n’avait pas survécu à cette condamnation, étant mort peu de temps après. Comme pour d’autres de nos compatriotes, les juges ont tranché. À tort ? À raison ? Ce n’est pas à moi de juger.